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Avant-propos

Depuis plus de cinquante ans, de nombreux artistes ont expérimenté, utilisé et créé diverses technologies qui ont considérablement complexifié la préservation et la documentation des pratiques artistiques. Que ce soit la musique électroacoustique, l’art vidéo, l’art numérique, l’art robotique, l’art en réseau (Internet et art Web), l’utilisation de technologies médiatiques dans les arts de la scène et, plus récemment, l’art locatif et l’art biotechnologique, les pratiques artistiques utilisant ou reposant sur des technologies posent de nouveaux problèmes aux méthodes traditionnelles de préservation et de documentation.

 

Initiée par la fondation Daniel Langlois pour l’art, la science et la technologie (FDL) en 2005, l’Alliance de recherche du projet Documentation et conservation du patrimoine des arts médiatiques (DOCAM) a eu le mandat d’étudier les facteurs qui contribuent à la fragilisation du patrimoine des arts technologiques et de proposer des solutions et des outils permettant aux professionnels de musées, aux collectionneurs, aux artistes et à leurs collaborateurs, de mieux documenter et conserver les œuvres de nouveaux médias. Les causes de leur fragilité sont très variées, mais commencent à être mieux identifiées, reconnues et prises en compte. La principale d’entre elles est l’obsolescence, de plus en plus rapide, des technologies présentes dans ces œuvres. C’est cette obsolescence qui nous force à reformuler les facteurs d’authenticité et d’intégrité des œuvres de nouveaux médias et à constater qu’elles reposent sur des médias variables. On se rend ainsi compte que leur essence même se trouve davantage dans leurs comportements et dans les effets qu’elles produisent, plutôt que dans la matérialité de leurs composants. Repérer et comprendre ce qui doit être conservé requiert donc une adaptation, voire de nouvelles méthodes et de nouveaux outils.

 

Pourtant, il n'est pas rare que des œuvres d'art prennent des formes différentes au gré de leur présentation. C'est même fréquent dans de nombreuses formes d'expression artistiques comme la danse, le théâtre ou la musique. Mais jusqu'à récemment, il n’en était pas de même pour la majorité des œuvres en arts visuels, où la possibilité qu'une œuvre puisse se modifier au fil du temps était faible. Les seules formes de changements possibles et acceptables, bien que peu souhaitées, découlaient du passage du temps, de l'usure et de la lente détérioration. Cette patine fut même, selon les époques, appréciée en tant que garante de l'authenticité d'œuvres anciennes, comme ce fut le cas pour la peinture classique, par exemple. Les spécialistes de la conservation et de la restauration des œuvres plus traditionnelles telles que les peintures et les sculptures, ont depuis longtemps développé des techniques, des méthodes et des protocoles parfaitement adéquats à ces pratiques artistiques. Pour autant que les deux règles d'or que sont la documentation et la réversibilité soient respectées, et sans vouloir en diminuer la complexité, on peut affirmer que la préservation de ce type d’œuvres ne pose plus de problèmes majeurs aux organismes et aux individus qui en ont la charge.

 

La situation est tout autre dans le domaine des œuvres de nouveaux médias. Leurs véritables contenus, leur "essence", reposent rarement sur des objets uniques et stables, dont la simple préservation serait garante de leur pérennisation. Ces œuvres existent parfois en dehors de tout objet physique. Elles peuvent, par exemple, se manifester sur des réseaux informatiques, tel Internet, eux-mêmes en constante mutation. De telles œuvres contiennent souvent en elles-mêmes les conditions de leur propre instabilité. On le comprend, cette instabilité et cette variabilité sont intrinsèques aux œuvres de nouveaux médias et donc incontournables. Il n'est plus question de tenter de les ignorer ou de les endiguer. Ce serait trahir l'intégrité des œuvres. Au contraire, ce sont de nouveaux modes de captation et d'annotation des changements et des modifications qu’elles subissent qu'il faut développer. Pour y arriver, il importe de bien saisir ces modes, les conditions et les facteurs de ces changements. Parmi les plus significatifs se trouvent ceux liés aux composants technologiques. Les œuvres qui posent un problème sont de natures variées : analogiques ou numériques, mécaniques ou électroniques. Souvent composées de plusieurs médias, elles comportent fréquemment des objets tels que des mécanismes industriels ou bricolés, des logiciels, des systèmes électroniques, hydrauliques, électromagnétiques, etc., ainsi que des matériaux mixtes non traditionnels, parfois industriels.

 

Outre l’obsolescence accélérée des composants technologiques, ces œuvres possèdent souvent des caractéristiques transitoires qui en font des phénomènes éphémères, instables et en constante mutation. De plus, elles ont parfois un statut événementiel. Ces caractéristiques nous amène à les considérer comme étant de nature variable, dans ce sens qu’elles connaissent, au cours de leur cycle de vie, des changements, des transformations ou des mutations de natures diverses. Les causes de ces changements sont multiples. Elles sont parfois inhérentes à leur concept, comme dans le cas des œuvres Web, fortement participatives, ou l’état de l’œuvre se modifie constamment, sous l’effet des interventions des « usagers-spectateurs ». Mais la cause principale de cette variabilité tient au fait que la plupart de ces œuvres auront, un jour ou l’autre, à faire appel à d’autres technologies pour continuer à produire leurs effets, et devront donc subir des migrations et des changements de composants.

 

Qu'elles soient variables, instables, éphémères, interactives, processuelles, procédurales, programmatiques, distribuées, hybrides, remixées, mutantes, migrantes, immatérielles, collaboratives, recombinées ou non linéaires, les œuvres de nouveaux médias n'ont pas fini de remettre en question nos méthodes et nos modèles de documentation et de préservation, qui nécessitent une constante remise en question et une flexibilité pour permettre une adaptation adéquate.

 

Documentation et conservation du patrimoine des arts médiatiques (DOCAM)

 

C’est dans ce contexte que l’Alliance de recherche DOCAM s’est constituée. Se voulant multidisciplinaire, elle a rassemblé de nombreux partenaires canadiens et étrangers provenant tant du milieu académique que d’une communauté d’intérêts formée, entre autres, de musées, d’organismes de recherche, de diffusion et de documentation, rattachés aux domaines des arts technologiques. DOCAM est constitué de partenaires variés tels que des musées (Centre Canadien d’Architecture, Musée d’art contemporain de Montréal, Musée des beaux-arts de Montréal et Musée des beaux-arts du Canada), des centres de documentation (Centre de recherche et de documentation (CR+D) de la FDL), des organismes gouvernementaux (Réseau canadien d’information sur le patrimoine (RCIP)), ainsi que plusieurs départements universitaires de l’Université de Montréal, de l’Université du Québec à Montréal et de l’Université McGill. DOCAM regroupe des restaurateurs, des archivistes, des spécialistes des sciences de l’information, des informaticiens, des historiens de l’art, des conservateurs et des technologues. La plupart des recherches effectuées par ses membres ont été réalisées dans le contexte d’études de cas concrètes portant sur des œuvres de nouveaux médias tirées des collections des musées participants. Ces œuvres ont été produites par des artistes tels que Janet Cardiff, Alexandre Castonguay, Max Dean et Raffaello D’Andrea, Stan Douglas, Jean-Pierre Gauthier, Gary Hill, Jenny Holzer, Greg Lynn, Nam June Paik, David Rokeby et Bill Viola.

 

Cinq comités de recherche ont été formés et ont travaillé en collaboration, souvent à partir d’études de cas communes. Le comité Conservation et restauration a travaillé sur plusieurs œuvres représentatives d’un large éventail de problématiques spécifiques aux technologies qu’elles utilisent, en vue de produire un guide de bonnes pratiques. Le comité Documentation et archivistique a développé un modèle documentaire basé sur le cycle de vie de l’œuvre qui tient compte des principales activités propices à la création de documents pertinents, telles que l’acquisition par un musée, les installations de l’œuvre et les activités de restauration. Le comité Structure de catalogage a également procédé par des études de cas et ses travaux visent à mieux définir les modalités de description des composants technologiques des œuvres en complément aux outils et aux méthodes de catalogage traditionnels. Le comité Historique des technologies a créé et alimenté un important répertoire de ressources sur les nombreuses technologies en présence dans les études de cas analysées par l’Alliance de recherche. De plus, ce comité a développé une frise historique (timeline) de ces technologies, en relation avec leur contexte historique. Enfin, le comité Terminologie a développé un glossaire bilingue (français et anglais) en appui aux recherches et aux publications de DOCAM.

 

L’ensemble des publications et des outils produits par les comités de recherche sont accessibles en ligne dans le site Web de DOCAM. On y trouve également de nombreuses captations vidéo des conférences et des présentations réalisées lors des cinq sommets internationaux et des séminaires organisés par DOCAM, en collaboration avec les partenaires universitaires. Le tout est complété par des ressources bibliographiques.

 

Alain Depocas, Directeur de l’Alliance de Recherche DOCAM et Centre de Recherche et Documentation (CR+D)